Hélène Cardy
Maître de Conférences en Sciences de l'information et de la communication,
Université Paul Sabatier, Touloouse III.

QUADERNI, "Territoires incertains et Communication publique", n°34, hiver 1997-1998, pp. 111-127

 

Le rôle des techniques de communication dans la construction du territoire régional

Depuis une quinzaine d'années, les politiques de communication des collectivités territoriales s'attachent à asseoir la légitimité et la cohérence d'entités spécifiques, de territoires déterminés. Dans les régions en particulier, le travail des instances en charge de la communication est continu. C'est progressivement qu'un glissement s'est opéré dans les objectifs qu'elles s'étaient fixé. D'une communication à visée identitaire à une communication dite "de proximité", les outils, les budgets et les enjeux ont été modifiés. Nous allons nous attacher à retracer les grandes étapes de cette évolution.
Ajoutons qu'aujourd'hui, une nouvelle entité émerge : le "pays". Cette notion initiée par la loi sur l'aménagement et le développement du territoire (4 février 1995) connaît un large succès. L'apparition de ces pays va-t-elle perturber le type de communication mis en place à l'heure actuelle, même s'ils ne doivent pas se superposer aux échelons préexistants ?
C'est autour de ces constats et de ces interrogations que va s'articuler notre réflexion. L'analyse des stratégies mises en oeuvre dans le cadre de l'instutionnalisation d'un territoire s'organisera autour de l'émergence du thème récurrent de la construction identitaire de la région. Les questions qui vont orienter ce travail reposent essentiellement sur un socle d'observations déjà opérées : elles s'appuient notamment sur l'exemple concret de la région Centre qui a cherché à affirmer son existence en faisant (re-)connaître son nom.


L'institutionnalisation de la communication

Au lendemain de l'adoption de la loi sur la décentralisation de 1982, les rapports entre les élus locaux et les responsables des services décentralisés de l'administration se sont inversés, et un dialogue plus large s'est établi entre le pouvoir central et les "pouvoirs périphériques". A différents égards, le recours à la communication institutionnelle [1] recueille alors une certaine légitimité. En effet, en même temps que l'instance régionale a acquis des pouvoirs supplémentaires, les interlocuteurs de l’instance politique décentralisée ont changé parce que de nouveaux acteurs se sont insérés dans le paysage décisionnel. Entre la bureaucratie d’Etat et la population, les notables deviennent un élément encore plus important du système politico-administratif. Passant progressivement d’un réseau notabiliaire restreint à un réseau plus large de décideurs locaux (associations, syndicats...), le système de médiation s'est transformé. Cette évolution s’appuie sur une contestation du mode de fonctionnement du système précédent. Ceci s'explique en particulier par la mise en avant du rôle de l’information, de la publication des décisions et de la volonté de rendre visibles les enjeux. Ces éléments s’insèrent dans une stratégie de rupture avec le pouvoir notabiliaire, "qui reposait sur la capacité de négocier en circuit fermé" [2].

Bref, et si tant est que cela fut le cas un jour, les décisions ne se prennent plus de manière unilatérale. Les processus de décision s’inscrivent dans des structures élargies de dialogue, fondées sur la rationalité politique et la transparence des décisions. Dans ces conditions, l’instance politique perd du pouvoir. Pour tenter de retrouver ce pouvoir qui se délite, la communication est une solution possible : "Notre champ d’objet (local et communication) affiche des élus de plus en plus artificieux ou captieux : "solution" au problème identifié par certains comme "une crise de la représentation" et que, nous, nous pensons devoir référer à une position des élus homologique à celle de leur analyste (ils subissent un déficit de repères)" [3].

Il ressort de ce qui précède que, pour diverses raisons, il existe une relation étroite entre deux phénomènes qui ont pris leur essor dans les années 1980 : décentralisation et communication. Cette coïncidence entraîne une modification des règles du jeu politique local, en accordant une place sans cesse croissante aux professionnels de la communication : le recours aux techniques de la publicité, et le développement de nouveaux outils de communication transforment le paysage local. Ce qui tend à prouver que la communication politique obéit aux mêmes lois et exige les mêmes compétences que celles des entreprises.
Les acteurs locaux, particulièrement les responsables régionaux, inscrivent notamment leurs actions dans des logiques discursives destinées à expliciter leurs actions par des discours adaptés à des logiques marchandes, qui les conduisent à privilégier une cible, un public, par rapport à une série d'actions données. Ces logiques conduisent en réalité à régler les discours sur les actions, ou plus précisément à faire en sorte que les discours trouvent des appuis de légitimité dans les pratiques engagées. En d'autres termes, il ne s'agit pas uniquement de changer radicalement de politique de communication, il faut aussi dire qu'on le fait.

En conséquence de ces évolutions, la modernisation des relais des pouvoirs territoriaux est devenue nécessaire. En particulier, le découpage en régions a été, dans les années soixante, un moment fondateur dans la perspective d’une restructuration de la société et du changement en profondeur des modes de fonctionnement locaux. La région, à l’époque, a déjà ses adeptes. Elle apparaît comme un cadre administratif permettant de court-circuiter le système notabiliaire départemental, de faire émerger les acteurs économiques. Bon nombre d’organismes de concertation voient alors le jour. D’autres, déjà existants, voient leurs fonctions évoluer. La communication est ainsi devenue l’affaire de spécialistes qui cherchent à s’en assurer le monopole, ce à quoi s’ajoutent l’introduction de nouveaux concepts et l’évolution des modèles classiques d’interprétation de la vie politique locale. Dans ce cadre, il semble que les médias et les politiques de communication participent à un même mouvement, en réinsérant dans la société des images qu’elle a elle-même créées.

L'identité régionale

Dès le début des années 80, la communication des institutions décentralisées s'est construite autour d'un travail sur l'identité territoriale. Avec du recul, on peut s'interroger sur ce thème de l’identité, afin de déterminer les raisons pour lesquelles il a été capté, accaparé par l’ensemble des collectivités territoriales. En effet, il n'est pas une région qui n'ait bâti une de ses campagnes autour de termes tels que technopôle "carrefour de l'Europe", accroissement du maillage urbain, établissement des réseaux de ville, amélioration de la qualité de vie, accentuation de l'effort de recherche, inscription dans le réseau de relations avec les instances de la Communauté des Quinze,...
Cette attitude a conduit au fait que l'on est passé de caricatures (qui commencent aux discours sur les compétences) en caricatures (finalement toutes les régions sont au centre de quelque chose). Le résultat est prévisible : au lieu de renforcer les collectivités concernées, ces messages se détruisent par leur similarité. Du fait même de son étendue et de sa popularité, cette "mode identitaire" pose elle-même ses propres limites, puisque le principe de différenciation qui habite le terme d’identité se retrouve éliminé. La similarité des discours, des outils et de la façon dont ils sont utilisés, les thèmes choisis, constituent autant d’éléments qui tendent à "annuler" les discours véhiculés.

D'autant que bien souvent, les discours portent sur des éléments "qui ne sont pas particuliers à (une ville ou une région), (...) mais qui appartiennent à une culture d'expansion, de compétitivité" [4]. Alors les messages restent uniformes. Par conséquent, et dans la mesure où la puissance des technologies de la communication est supposée doter tout message d'une force de persuasion sans égale, le message et le support se confondent. Seulement, le télescopage des messages crée un phénomène de brouillage [5]. "La communication suppose différenciation et hiérarchisation des informations, mais tous les messages tendent à se valoir et à se détruire mutuellement". Les discours sont brouillés car ils sont généralisants, ils ne sont pas au coeur du discours régional. C'est pourquoi il appartient aux responsables de s'attacher à ce qui contribue à creuser l'écart. Plutôt que de chercher à "paraître", chacune des régions doit être en mesure, en partant de ce qui lui est spécifique, de construire des politiques plus marquantes, pour tenir compte de la concurrence des régions voisines.

Les acteurs politiques régionaux sont aussi confrontés à des logiques de l'image, en tâchant de déterminer celles qui sont ancrées et celles qui doivent être véhiculées. Lorsqu'intervient la notion d'image, ils font appel aux professionnels, et s'efforcent de trouver des coïncidences entre les images qui sont ancrées, celles qu'ils veulent véhiculer, et celles qui reflètent le plus fidèlement la région qu'ils représentent. Le souci de l'image apparaît dès les premières brochures qui sont censées distiller l'image institutionnelle. Ces brochures donnent dans l'ensemble l'illusion d'être elles-mêmes des représentantes de la région, et en tant que telles sont revêtues des qualités qui "doivent" - tel est l'objectif - être attribuées à cette dernière : elles sont souvent luxueuses, volumineuses, régulières et diversifiées. Elles tendent à valoriser la collectivité dans son ensemble, en jouant sur les éléments les plus attractifs, ce qui contribue aussi à l'uniformisation du discours, de leurs actions. Globalement "ce sont les atouts d'un territoire, d'une population, les facteurs du dynamisme local et sa capacité à répondre à des besoins multiples et évolutifs qui sont mis en exergue" [6].
Ainsi l’identité régionale est une représentation sociale. Les luttes à propos de cette identité "ont pour enjeu le pouvoir d’imposer une vision du monde social à travers des principes de divisions qui, lorsqu’ils s’imposent à l’ensemble d’un groupe, font le sens et le consensus sur le sens, et en particulier sur l’identité et l’unité du groupe, qui fait la réalité de l’unité et de l’identité du groupe" [7]. Or, les citoyens ne se reconnaissent plus dans ce qui est proposé. Les symboles forts de la représentation s’estompent. Il faut les fédérer autour de nouveaux thèmes.

Pourquoi l’identité régionale ? Toute utilisation de la notion d’identité locale suppose en effet une critique préalable de cette notion. Bien que la polysémie de cette notion défie toutes les analyses, l’identité locale n’en est pas moins l’objet de multiples usages politiques qui ne peuvent laisser le politologue indifférent. Le flou qui entoure cette notion la rend en effet "particulièrement apte à intégrer les mythes politiques modernes" [8]. Effectivement elle suscite des engagements et des débats qui, s’ils ne sont pas opposés radicalement, laissent apparaître des positions diverses, voire divergentes. L’identité figure au cœur des interrogations qui portent sur les causes du malaise actuel (les fameuses "crises identitaires" et autres "crispations identitaires") ou sur ses remèdes proposant de nouveaux repères (les "quêtes identitaires"). "Les régions françaises ne sont pas restées à l’écart de cet ample questionnement. L’identité régionale a été érigée en enjeu du succès ou de l’échec à venir de la politique de régionalisation : on s’interroge de manière récurrente quant à l’unité, la cohérence, la cohésion de telle ou telle région" [9]. Les exécutifs régionaux, ainsi qu’en témoignent les campagnes de communication sur l’image des régions ou les ouvrages publiés par certains présidents de conseil régional, se sont très tôt fixé pour objectif de favoriser l’émergence des identités régionales.

Le travail incessant sur l'identité régionale, qui a perduré une dizaine d’années (on peut approximativement le situer entre 1982 et 1992) résulte donc notamment de la compétitivité entre les collectivités territoriales. Il est de leur intérêt aujourd’hui d’attirer les emplois, plus particulièrement ceux tournés vers les nouvelles technologies et la recherche, et c’est bien leur volonté que de satisfaire à cet intérêt. C’est un contexte de crise généralisée qui a incité d’un côté les collectivités locales à se mettre en scène et à se faire valoir, d’un autre côté, les acteurs concernés à s’associer et à renforcer leur légitimité.

Si la construction d’une identité devient de manière automatique un enjeu dans la constitution d’institutions nouvelles, le problème des régions est autre. Il est de répondre à la question : comment construire ou reconstruire une identité sur des régions "administratives" ? Les régions préexistantes au découpage de 1960 avaient leur propre identité - création d’une décision administrative, les régions d’avant 1960 n’accordaient pas d’importance symbolique élevée à leur identité - ; les régions actuelles, elles, récupèrent des parcelles identitaires qu’il s’agit de faire coïncider, ou dont il faut aplanir les difficultés qu’entraîne leur juxtaposition en faisant émerger d’autres éléments porteurs et rassembleurs.
Dans ce cadre, le thème de la politique symbolique a fait l’objet d’un large emprunt par les conseils régionaux. Si l’on peut aisément distinguer par exemple entre les traditions réelles et les traditions supposées, force est de constater que l’appel à ces dernières est tout aussi efficace à partir du moment où elles sont "réactivées", comme on essaie de le faire croire ; en réalité, elles sont tout simplement inventées à partir d’éléments propres à la région. La seule règle du jeu est de faire dire aux autorités compétentes qu’il s’agit effectivement de traditions anciennes reconstituées, qu’elles sont significatives et productrices de l’identité régionale.

Il apparaît tout de même dans une certaine mesure que les discours sur l'identité régionale produisent des effets tangibles. Cependant, les pratiques sociales localisées qui en découlent ne correspondent pas nécessairement à ce que l'on pourrait en attendre. C'est que l'ensemble des discours produits sur l'identité est destiné à servir de point de reconnaissance à des comportements privés, voire à des codes d'interdiction. Alors que les pratiques, elles, tiennent par nature compte du contexte, et ne vont pas forcément dans le sens de reconnaissance impulsé par les décideurs et les responsables régionaux.
L'identification des groupes sociaux à la région qui abrite leurs pratiques quotidiennes, c'est-à-dire la reconnaissance d'une qualité d'appartenance réciproque à un même sous-ensemble géographique, ne se donne pas pour mission de participer à la promotion d'un pouvoir politique. Il s'agit simplement de former un groupe suffisamment important pour être en mesure de faire face à d'autres groupes, régionaux ou non, et de pouvoir négocier auprès des institutions locales, voire des instances nationales ou européennes, des avantages qui ne relèvent pas seulement d'un intérêt des professionnels et des élus locaux.
En fait, les responsables chargés de promouvoir les régions souffrent d'un handicap territorial. Pour les adversaires des régions comme pour certains de leurs partisans, le caractère artificiel du découpage réalisé par l'Etat reconstructeur des années cinquante est producteur d'un "déficit identitaire" qui compromet leur avenir. C'est pourquoi la question de la définition territoriale des régions et de leur dénomination constitue le point central de la discussion de ce modèle identitaire.

L'attention portée au thème de l'identité finit par être considérée comme indispensable, et son caractère inéluctable ne fait plus aucun doute. Cependant, malgré tous les discours qui se chevauchent ou se contredisent, une question reste en suspens, et faire l'impasse là-dessus reviendrait à se satisfaire des discours officiels sans prendre en compte les résultats des sondages : le thème de l'identité régionale ne serait-il pas un prétexte commode pour les élus et les communicateurs ? Ne constituerait-il pas un moyen de crédibiliser leurs actions et leurs modes de communication ? Ne serait-ce pas qu'un "cache-misère", qui ne contribuerait qu'à masquer des problèmes plus urgents et sans doute plus difficiles à résoudre (citons le chômage à titre d'exemple) ?
La réflexion sur la pertinence de l’espace public et du "local" permettrait d’éclaircir des actions engagées par les conseils régionaux et leur utilisation dans l’espace public pour la construction de l’identité. Les conseils régionaux prétendent ressentir un "besoin d’identité" que auquel ils s’attachent à répondre. Toutefois, si l’on prête attention aux origines de la revendication identitaire, on est en droit de se demander si le discours selon lequel il devient indispensable de "remédier à la perte des repères traditionnels", de recréer un "sentiment d’appartenance" n’est pas le fait des seuls élus locaux. Mais en réalité, la question, si elle n’est pas illégitime, ne recouvre qu’une partie du problème, parce que le thème de l’identité régionale pose non pas la question de la construction sociale du sujet individuel, mais celle de la construction sociale d’une communauté - si tant est que la région en soit une.

Une communication de proximité

Si une évolution est perceptible en ce qui concerne les moyens, et les outils, il est évident que la présence des élus régionaux, en particulier du président du conseil régional, n'a pas réellement diminué. Dans les magazines attachés à la région et réalisés par le conseil régional notamment, la présence de cette personnalité reste forte. La différenciation territoriale passe aussi par la valorisation du rôle identitaire des supports. Qu'il s'agisse de revivifier les traits locaux, de créer des spécificités, d'utiliser des thèmes "porteurs" à une période donnée, ou de toute autre recherche, les thèmes unificateurs trouvent leur point d'ancrage dans l'institution qui les émet. Les différents supports de communication et d'information sont mis de plus en plus régulièrement à contribution. Les acteurs politiques leur assignent le rôle suivant : "révéler les figures de l'identité que la collectivité souhaite donner au territoire qu'elle gère, tout en assurant la mise en scène du pouvoir. Ils sont mis en oeuvre pour réactiver un territoire dont les frontières se diluent et dont les références territoriales s'estompent" [10].
Le rôle des images véhiculées, des logos et des slogans est de donner naissance à l'existence d'un nouveau territoire social et politique qui émerge au détriment d'un territoire géographique. Il est de faire apparaître une nouvelle entité chargée de fédérer les citoyens d'une même région autour de cette idée de région. A défaut de les faire s'organiser autour d'une région physique, il est nécessaire, pour le bon fonctionnement de la démocratie locale, de les regrouper en provoquant leur adhésion autour de thèmes assez forts pour qu'ils soient porteurs.

La communication et ses techniques se présentent comme un "moyen de structurer un espace autour de quelques particularités". Ce sont la profusion et la multiplication des supports qui "donnent la possibilité au pouvoir d'être au centre de tout un dispositif communicationnel". Ses analyses portent plus spécifiquement sur la communication municipale, qui connaît un nombre de supports particulièrement élevés, mais elles sont utilisables en ce qui concerne la région. En maîtrisant les supports et les discours, les responsables régionaux ont en main les clés du pouvoir et de la décision.
La multiplication des pratiques communicationnelles et leur extension à l'ensemble des échelons territoriaux, organisées autour de la référence identitaire, contribuent largement à un renforcement des autorités politiques, dans le sens où chacun, en se consacrant à son niveau de territorialité, réaffirme sans cesse son positionnement par rapport aux autres collectivités territoriales.
Cet aspect des choses permet d'avancer une explication concernant le passage à un autre type de communication : il est devenu nécessaire pour les élus d'établir une relation de proximité et de permanence, avec le citoyen. Ce qui implique une bonne gestion des objectifs et des techniques. En effet, plusieurs objectifs s'enchevêtrent : il faut faire connaître l'institution, faire comprendre la nécessité du changement, permettre à chacun, par une information de bonne qualité, de se situer, et d'adhérer aux évolutions des enjeux en toute connaissance. Information, transparence, concertation, valorisation sont les mots-clefs d'une stratégie maîtrisée du changement.

Les hommes politiques, eux, ont découvert la nécessité, mais aussi les difficultés de mettre au point des outils susceptibles de proposer une méthodologie de la complexité. En effet, il leur faut diriger en même temps ce qui relève des compétences propres de l'institution, ce qui relève de sa reconnaissance, et ce qui concerne le renforcement de l'identité régionale. Avec de nouvelles approches, notamment celle qui concerne la communication de proximité, il est possible d'intégrer plusieurs impératifs dans une même campagne, en jouant sur plusieurs tableaux (celui de l'affectif en particulier).
Pour le conseil régional, la communication est désormais utilisée comme "levier du changement" - autre expression à la mode, cette fois dans le langage politique dans son ensemble, qu'il soit de gauche ou de droite -, pour accompagner les trois phases : écoute, concertation, explication de la décision. Les techniques utilisées diffèrent selon la cible visée, et l'institution le ressent non comme une contrainte, mais comme nécessaire à un bon fonctionnement.
Enfin, concernant la communication et le territoire, l'observation des campagnes menées permet d'affirmer que les conseils régionaux ne travaillent plus sur la seule image identitaire de la région. Ils ont aussi pour ambition désormais d'aider leurs partenaires, présents ou non dans la région. Leur souci, par exemple, est d'aider des entreprises à organiser leur présence dans des manifestations, à construire avec elles les concepts, les outils de communication qui leur sont nécessaires, à choisir les financements adéquats, bref à participer à leurs actions, événementielles ou non, de relations publiques. Sous couvert d'être passés à une communication de "proximité", les élus multiplient les manifestations de leur présence grâce aux professionnels : les supports sont de plus en plus nombreux, et par leur intermédiaire, le conseil régional est de plus en plus visible. Difficile alors de faire la part entre la réelle nécessité que le conseil régional s'affiche, et sa présence à la moindre occasion.
Evidemment, il ne s'agit pas d'un retour en arrière, puisque les professionnels font de la communication "utile", et si la présence des élus de la majorité de telle ou telle région n'est pas toujours justifiée, ils évitent au moins les travers des premières années de communication, où il était uniquement question de rappeler leur existence.

Il semble qu'avec le temps, les citoyens deviennent malgré tout plus exigeants, dans des domaines qui les touchent directement (éducation, formation, équipement,...). Les responsables régionaux, (et ces remarques sont valables également à l'échelle nationale) sont tenus de prendre en compte leurs préoccupations, en adaptant leurs actions en fonction des demandes, et pour être le plus réceptif possible. La communication institutionnelle doit rendre lisible la démarche, les intentions et les raisons qui animent les actions qui sont conduites : cet aspect est important, puisqu'il s'agit par ces actions d'associer les habitants de la région aux transformations de la collectivité.

Le cas de la région Centre : changer de nom pour se forger une identité

Les stratégies et les actions mises en oeuvre par la région Centre, à la recherche d'un nouveau nom sont, du point de vue de la volonté de reconstruction d'un territoire assez révélatrices. En l'espace de quinze ans (1982-1997), la région Centre n'a connu que deux directeurs de la communication. Leur présence successive correspond à des types de communication distincts. En effet, la région est passée de manière presque brutale d'une période de communication "identitaire" par l'institutionnel à une période de communication dite de "proximité".
La région Centre a donc décidé de changer de nom. Si la démarche n'est pas aussi simple qu'il y paraît, c'est sans doute que si ce processus a été engagé par des départements ou des communes, c'est la première fois que le cas se présente pour une région. Cette idée a en effet été émise dès 1986..." [11]. Le déroulement de la procédure est passé par plusieurs étapes. En 1990, le conseil régional se réunit pour discuter de l'appellation de la région. Pour reprendre le propos du président du conseil régional, "le nom dévolu à notre région ne s'est jamais imposé. Au contraire, il a contribué à renforcer l'image d'une région souffrant d'un manque d'unité et d'homogénéité" [12]. Le thème alors évoqué est l'absence de rappel historique ou culturel dans le nom de la région, et son manque d'incidence sur le sentiment d'appartenance. Pour un public externe, il s'agit de "développer une image forte et représentative" ; le nom actuel représente un handicap à cet égard. Or c'est ce public là, semble-t-il qui motive principalement les élus. L'idée principale reste plus orientée sur un développement "externe", vers la France, les autres régions et l'étranger, que vers la région elle-même. Les élus considèrent que l'appellation "Centre" ne reflète ni la situation géographique, ni la personnalité historique et culturelle, ni le caractère de la région. Ils insistent également sur le fait qu'au-delà de son identité visuelle l'appellation d'une région doit véhiculer son "identité régionale", son homogénéité, et contribuer à sa notoriété.
Dès cette date est retenue l'idée de la création d'un comité, constitué de personnalités de la région (historiens, géographes, journalistes, écrivains,...), et d'élus régionaux. Le recours à des "personnes qualifiées" s'avère également nécessaire (il s'agit de faire appel à des agences de communication spécialisées), ainsi que l'assurance d'un assentiment général, au moins le plus large possible, de la population. Au mois de juin 1991, le comité de réflexion se réunit pour la première fois. Plusieurs noms sont proposés.
Plusieurs consultations sont réalisées auprès de la population de manière plus ou moins formelle, puisqu'elles revêtent une forme ludique : un jeu-concours notamment est organisé par le conseil régional auprès des lecteurs avec la presse régionale et départementale, notamment avec la Nouvelle République du Centre-Ouest et la République du Centre . Il vise à recueillir l'avis de la population sous la forme d'un sondage d'opinion articulé autour de trois questions :
- Faut-il changer le nom de la région Centre ?
- Quel nouveau nom suggéreriez-vous à la place de l'actuel "région Centre" ?
- Faut-il modifier les contours actuels de la région ? Si oui, comment ? Quels départements y ajouter ou en retirer ?
L'opinion publique s'était alors exprimée à 85% en faveur du changement de nom de la région (notons qu'il n'y a eu que 2 000 réponses). La population a été sollicitée, puisque chaque participant était invité à proposer un nouveau nom pour la région, sans aucune restriction ni aucune censure. Comme cela était probable, l'opération a donné lieu à des propositions délirantes, de ce fait difficiles à prendre en compte. Mais à l'évidence, l'objet du sondage n'était pas tant d'obtenir des réponses sérieuses que de mobiliser la population autour de ce sujet. Le caractère informatif de l'opération a primé sur son utilité réelle. De fait, il s'avère que cette opération a constitué le départ d'un long travail de persuasion et de mobilisation.
A l'approche des élections régionales de 1992, l'ensemble des débats sur ce sujet a été mis entre parenthèses. Il ne s'agissait pas de "polluer" le débat politique avec ce type de questionnement, et à l'inverse, il ne fallait pas que la proposition fut marquée politiquement.
Au mois de novembre 1993, l'Assemblée régionale décide de reprendre le dossier. La phase préliminaire s'organise autour de trois axes majeurs :
- une concertation régionale : par des entretiens réguliers, le président du conseil régional informe de la démarche le Préfet de région et les présidents des six conseils généraux des départements de la région.
- Un concours ouvert aux professionnels de la communication.
- La reconstitution du Comité du Nom.

Une fois achevée cette phase, nécessaire, de mise en place, une démarche d'ordre institutionnel est adoptée. Elle confère au Comité du Nom un rôle essentiel. Elle présente peu d'incidences financières, sinon un coût administratif de structure. Un courrier est d'abord adressé à l'ensemble des élus et des corps constitués de la région, sollicitant leur soutien. Il s'agit de recueillir le plus grand nombre d'avis favorables sur le principe du changement de nom, afin de montrer l'unanimité de la démarche. Dans un second temps, le Comité du Nom doit retenir trois noms qu'il soumettrait à l'assemblée régionale. Le choix définitif est fait par l'Assemblée régionale à l'occasion d'un vote.
A l'occasion des derniers débats, les intervenants sont amenés à opter, en définitive, pour quatre noms parmi ceux qui avaient déjà été proposés : "Coeur de France", "Centre-Val-de-Loire", "Val-de-Loire", et "Val-de-France". Le débat est animé et aucune des solutions proposées ne recueille une adhésion unanime. Des tendances se dessinent, qui ne recouvrent pas forcément les tendances politiques, et le choix de chacun semble correspondre plus à une vision affective et à sa provenance géographique qu'à une raison politique ou politicienne.

La consultation "populaire" va être lancée. Le président rappelle cependant que "la vox populi sera écoutée mais la vox dei est celle du conseil régional qui décidera et qui fera la proposition au ministère de l'intérieur". L'association de la population est essentielle. Elle est consultée au mois de septembre 1994 par voie de presse, en utilisant des supports déjà existants, un numéro de téléphone également est mis en place. Les réponses, tous supports confondus s'élèvent à 12 412. Après de nombreuses discussions, "Centre-Val de Loire" est approuvé par une majorité (52 voix pour, 15 contre, 10 abstentions). Essentiellement parce que le terme de Centre a été utilisé, diffusé par la région pendant des années, et qu'il s'agit de recueillir les fruits d'un long effort d'acquisition de notoriété. De plus, l'accolement des deux qualificatifs retient l'attention. Pourquoi "Val-de-Loire" ? : la Loire est connue. Il est facile de situer le lieu par son nom lui-même. Cette appellation garde un avantage très géographique.

Chacun s'efforce de rappeler que l'opération n'a été la cause d'aucun frais supplémentaire (aucune dépense n'a été imputée sur les crédits de la communication, le budget primitif n'a pas été utilisé pour soutenir cette opération). Il s'avère que depuis 1990, date qui a constitué le véritable début de cette campagne, les retombées médiatiques ont été importantes, le rédactionnel a contribué pour une large part à la diffusion de l'idée du changement de nom. Si l'on tient compte des parutions insérées dans les pages achetées par le conseil régional dans la presse quotidienne et hebdomadaire de la région, des citations sur les radios régionales et nationales, et de relais de la télévision régionale, il semble que les médias aient assuré une retransmission efficace. Le budget de la communication, donc, n'a pas été grévé, ce qui correspondait à la volonté de l'Assemblée régionale.
Les représentations qui sont données des régions offrent des points de vue divergents. Si l'Etat y voit un moyen de déléguer en quelque sorte les compétences, pour une meilleure approche des problèmes, cette restructuration est profitable aux nouveaux responsables qui sont chargés de son fonctionnement. Les conseils régionaux ont pris leur essor et ont finalement développé de véritables politiques de communication. On peut s'interroger sur l'intérêt de mener de telles politiques et se demander de manière légitime, dans la mesure où les représentations que s'en font les citoyens évoluent peu, si l'intention de (re-)créer un sentiment d'appartenance, opération artificielle s'il en est, n'est pas simplement utopique. Et si finalement les politiques de communication proposées ont fait avancer les choses dans ce domaine.

Interrogeons-nous donc sur la pertinence de ces politiques, et simplement même sur leur utilité. Que serait-il advenu si elles n'avaient pas existé ? Les habitants d'une région ne se sentent-ils pas, de façon tout à fait logique, plus naturellement proche d'une région qui ne serait pas celle qui correspond au découpage administratif, mais simplement à un espace plus large, plus proche en définitive de celui recouvert par les anciennes provinces. En effet, on imagine facilement que quelqu'un puisse affirmer qu'il est basque par exemple et pour être brève sur ce point, plutôt que de dire qu'il vit en région Aquitaine. Quid alors des possibilités de promotion du pouvoir politique et des relations instituées entre un pouvoir et un territoire ?
Pourquoi dans ces conditions tenter de réduire le sentiment d'appartenance à une région, à une délimitation aussi restreinte que celle dessinée par l'administration ? Que cette procédure soit engagée vers des publics externes est compréhensible, puisqu'il faut bien que la région puisse être nommée. L'intérêt pour un public "interne", régional, en revanche, semble non seulement limité mais de surcroît, ne pas faire ses preuves. Alors pourquoi ne pas entamer une réflexion sur ce sujet plutôt que d'incriminer les politiques de communication et les communicateurs ? Parmi les collectivités issues du découpage administratif, pourquoi ne pas envisager de se concentrer, ce qui serait sans doute suffisant, sur le développement d'un sentiment identitaire communal et départemental, qui est, somme toute, relativement plus facile à rétablir ?

Pour conclure sur ce point, rappelons qu'une autre entité territoriale émerge depuis quelque temps : le "pays". D'un côté, on dénonce la multiplication des échelons administratifs, et de l'autre naissent spontanément ou presque, et de manière exponentielle, de nouvelles entités qui paraissent plus naturelles, qui unissent des territoires où des actions convergentes émergent plus facilement, et qui fonctionnent presque de manière autonome, en s'imposant sans heurts.
Ce qui ne devait être qu'une expérimentation issue de la loi Pasqua sur l'aménagement et le développement du territoire (04-02-1995) connaît un succès grandissant. Cette nouvelle structure, qui ne se substitue en aucun cas aux autres échelons administratifs, "s'appuie sur les cohérences historiques et géographiques d'anciennes provinces ou de bassin d'emploi pour dégager des actions de développement économique plus adaptées" [13]. Ce sont des structures ouvertes, forum d'échange et lieu de travail que les réseaux socio-professionnels et le tissu associatif ont investi. Elles pourraient bien être porteuses de nouveaux enjeux.
Est-ce parce qu'il n'est pas réellement question de pouvoir, d'argent, que cela semble être en mesure de pouvoir fonctionner ? Est-ce que justement le milieu associatif par exemple ne s'approprie pas ces territoires parce qu'ils s'y retrouvent davantage que dans l'image proposée d'une région ou d'un département par une élite de la communication avec laquelle ils se trouvent en désaccord parce qu'ils ne sont pas consultés ? Peut-on considérer le "pays" comme un espace de liberté, dans lequel ceux qui cherchent à se faire entendre de façon plus institutionnelle, peuvent s'investir [14]?
Ces questions trouveront des réponses sur un temps plus long. Toujours est-il qu'à l'heure actuelle (octobre 1997), 250 "pays" ont été recensés sur l'ensemble du territoire. Pour la plupart, ces nouvelles entités ont passé des contrats de développement avec l'Etat. La signature de ces contrats fait suite à des études précises qui recensent les atouts et les difficultés de chaque pays, de façon à ce que puisse être fixées des priorités d'action. La multiplication des "pays" apparait comme une réponse aux débats portant sur la nécessité de supprimer un échelon administratif, au choix le département ou la région. A défaut d'être simplifié, le découpage territorial hérite d'un nouveau type de regroupement. Pour informels qu'ils soient, il semble que leur cohérence territoriale les présente comme un espace pertinent pour le développement, et comme un moyen de retrouver une identité économique et culturelle. Ce que les autres collectivités territoriales n'auront pas réussi à obtenir en quinze ans, les "pays" le réalisent. Faute d'appartenir à un département ou à une région qui présente une unité historique, les communes, en se rassemblant, se construisent une identité légitimant le nom qu'elles se sont donné.







[1] "Elle a pour objet de présenter le rôle de l'organisme, d'en affirmer l'identité et l'image, de rendre compte de l'ensemble de ses activités et, plus généralement d'accompagner la politique de l'institution. Il s'agit donc en ce sens d'une communication globale qui n'est sérieusement maîtrisée que si elle assume à la fois les préoccupations de la communication externe et celles de la communication interne", La communication publique , Pierre Zémor, coll. "Que sais-je ?" n° 2940, janvier 1995, p. 57.
[2] Isabelle Pailliart, Les territoires de la communication , Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble, 1993, p. 40
[3] Claude Sorbets, "Le local au miroir de la communication : un local en déficit de repères", in Actes du colloque La communication dans l'espace régional et local , sous la direction d'Albert Mabileau et André-Jean Tudesq, Les cahiers du CERVL, février 1992, pp. 179-190.
[4] Alain Mons, La métaphore sociale , Paris, PUF, 1992, p. 33.
[5] Lucien Sfez, Critique de la communication , Paris, Seuil, 1988.
[6] Alain De Gantes, "L'intégration de la communication institutionnelle dans les pratiques d'information municipale : le cas de Marseille", in Actes du colloque La communication dans l'espace régional et local , Février 1992, sous la direction d'Albert Mabileau et André-Jean Tudesq (CERVL), pp. 167-178.
[7] Pierre Bourdieu, "L'identité et la représentation, éléments pour une réflexion critique sur l'idée de région", Actes de la Recherche en Sciences Sociales n° 35, novembre 1980, pp. 63-72.
[8] François Rangeon, "L'identité locale", in L'identité politique , C.U.R.A.P.P. - C.R.I.S.P.A., PUF, Paris, 1994, p.327.
[9]Elisabeth Dupoirier (OIP), H.D. Shajer, "L'identité régionale, problèmes théoriques, perspectives politiques", in L'identité politique , 1994, p. 330.
[10] Isabelle Pailliart, "Espace et communication, le jeu de la différence", in Actes du colloque La communication dans l'espace régional et local , Février 1992, sous la direction d'Albert Mabileau et André-Jean Tudesq (CERVL), pp. 77-81.
[11] Maurice Dousset, Président du conseil régional du Centre, Réunion du Comité du nom du 7 juillet 1994, dans l'hémicycle du conseil régional à Orléans.
[12] Maurice Dousset, compte-rendu de la réunion du 26 novembre 1990, "Appellation de la région : constats et perspectives".
[13] Le Monde, 16 janvier 1997. Dans le Centre par exemple, 8 "pays" sont déjà nés. Une trentaine est prévue au total dans cette région.
[14]Il est difficile pour le moment de répondre à ces questions. Mais la multiplication des expériences qui se mettent en place tend à confirmer l'idée que l'émergence des pays marque la fin d'une certaine manière, de l'incertitude des territoires.